Cyberrévolutions « L’élément déterminant, c’est l’existence d’un profond sentiment d’injustice sociale» (01/03/2011)
Par Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur d’études à l’EHESS.
Entretien
Les mobilisations populaires dans les pays arabes ont-elles été déclenchées par les blogueurs et les usagers des réseaux sociaux, comme on peut le lire ou l’entendre dans certains médias ?
Farhad Khosrokhavar. Le mot « déclencher » est très ambigu. Il y a énormément de pays dans le monde où des blogueurs protestent et où rien ne se passe. Donc, dire que la cause serait dans les nouvelles technologies de la communication, c’est aller un peu vite en besogne. Pour que de tels mouvements se déclenchent, il faut d’abord qu’il y ait des problèmes sociaux et que les acteurs sociaux aient le sentiment que le régime ne répond pas de manière satisfaisante à leurs revendications. En Tunisie, par exemple, tout a commencé avec l’histoire de ce jeune homme, diplômé de l’université, qui ne trouvait pas de travail et s’adonnait à de la vente ambulante pour vivre. Arrêté par la police, sa marchandise confisquée, il s’est immolé par le feu, en guise de protestation. C’est cet événement à forte charge symbolique qui est à l’origine des événements en Tunisie. Que l’influence des blogueurs, surtout de Facebook, pour ce qui est de l’Égypte ou de la Libye, soit essentielle, personne ne le nie. Mais ce ne sont pas les instruments de communication qui créent l’événement. À une époque, on disait que la presse était à l’origine des mouvements sociaux de contestation. Or, la presse peut amplifier, donner l’occasion de certains liens entre différents pans de la société civile. Mais ni la presse ni les nouveaux moyens de communication ne créent les événements sociaux. En Tunisie, il y avait des facteurs structurels : une grande disparité entre des régions côtières à l’économie plutôt florissante et les régions de l’intérieur ; l’apparition d’une nouvelle classe moyenne qui, mentalement, se reconnaît bien comme appartenant aux classes moyennes, mais qui, socialement, est plus proche de la classe ouvrière, subissant de plein fouet chômage et précarité. Donc, l’élément déterminant, c’est l’existence d’un profond sentiment d’injustice sociale.
La focalisation de certains commentateurs occidentaux sur le rôle de ces nouveaux médias n’a-t-elle pas aussi pour effet, plus ou moins voulu, d’éclipser la dimension sociale (revendication d’égalité, de justice sociale, droit à un travail…) de ces révolutions ?
Farhad Khosrokhavar. Je ne pense pas que ce soit volontaire. Je dirais plutôt qu’il y a une sorte de frivolité des médias. Ils sont toujours séduits par ce qui est nouveau. Or, je le répète, les gens ne se mobilisent pas simplement parce qu’on leur envoie des messages sur Internet. L’élément déterminant, c’est la présence de revendications fortes dans la population, du fait des problèmes sociaux endurés. Ce qui est vrai, c’est que ces nouveaux moyens de communication facilitent les relations entre les gens d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre… Des mouvements spontanés se font jour, dans des endroits où le pouvoir ne s’y attend pas. Par exemple, en Iran, le « mouvement vert » a été très aidé par Internet : par cet outil, les gens pouvaient se mobiliser à l’abri de l’espionnage du pouvoir. Ou du moins, ils pouvaient prendre de court le pouvoir. Quand celui-ci a compris ce qui se passait, qu’a-t-il fait ? Il a ralenti le débit de l’Internet, coupé les communications, le réseau de téléphonie mobile, etc. En Libye, le régime a recours aux mêmes méthodes. Mais malgré cela, on voit bien que les mouvements continuent d’exister. C’est donc bien qu’ils ont un soubassement social. Ce n’est pas une question de moyens de communication.
La spontanéité dont vous parliez a-t-elle des contreparties au niveau des perspectives politiques ? N’est-elle pas aussi une faiblesse ?
Farhad Khosrokhavar. Ce qui fait la force de ces mouvements fait aussi leur faiblesse. Leur force, c’est de ne pas avoir de structures, de hiérarchie, de cadre idéologique arrêté… Il s’agit bien là d’atouts. Car si les mouvements étaient, au contraire, structurés, ils ne pourraient tenir face à des pouvoirs souvent dictatoriaux, despotiques, comme en Libye, en Égypte ou d’autres sociétés de la région. Ils auraient été réprimés avant même de se développer. Or, aujourd’hui, on voit bien que lorsque le mouvement se lance, le pouvoir se trouve démuni, car il ne sait pas qui réprimer. Mais c’est évident que, par la suite, quand se pose la question du passage au politique, ces mêmes atouts deviennent des manques. Ce qui se passe actuellement en Tunisie ou en Égypte l’illustre bien. Reste que la forme de ces mouvements est déterminée par le contexte : des pouvoirs despotiques. Et il faut rappeler ici qu’une grande partie de ceux-ci ont bénéficié de la complaisance, si ce n’est plus, des gouvernements occidentaux. Le régime de Moubarak, en Égypte, arrangeait beaucoup les États-Unis et l’Europe. Parce que cela leur permettait de s’entendre sur les grands enjeux stratégiques, notamment par rapport à Israël, dans le dos du peuple égyptien. De même pour la Libye de Kadhafi, avec son pétrole et les grands marchés que cela offrait à l’Occident. On pourrait poursuivre la liste des exemples de cette complicité de fait.
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