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11/12/2010

CLASSES POPULAIRES ET MEDIAS

goulet.jpgEntretien avec le sociologue Vincent Goulet

« Offrir de mettre en mots le monde social »

Dans un ouvrage très commenté, le sociologue Vincent Goulet tente de décrypter la relation qu’entretiennent les classes populaires avec les médias. Il y relève un « usage de classe » de l’information mais récuse l’idée de son infl uence directe sur les comportements électoraux

À l’issue de votre étude, avez-vous constaté que les classes populaires percevaient de manière différente, singulière, les informations diffusées dans les médias ?

 VINCENT GOULET. Il faut d’abord s’entendre sur ce qu’on appelle les classes populaires. Il y a une grande diversité, une hétérogénéité des classes populaires, une diversité des trajectoires sociales, géographiques. Il est impossible de généraliser même si l’on peut tenter de dégager quelques éléments structurants. Ce qui m’a le plus interpellé, c’est de constater les usages de classe que font de l’information les milieux populaires. Elle est pour eux un moyen de se situer dans la hiérarchie sociale et, par le jeu des critiques ou des indignations que celles-ci peuvent susciter, de « sauver la face »…

Sauver la face ?

VINCENT GOULET. Les citoyens issus des milieux populaires ont conscience de n’être pas à la « bonne place » en quelque sorte. Souvent menacés par la précarité, vivant en HLM, disposant de faibles revenus… Ils subissent tout cela, mais tiennent à préserver une capacité critique et une aptitude à l’indignation qui leur permettent de se situer socialement. C’est pourquoi il y a une forte propension à s’intéresser à tout ce qui a trait aux grands, aux puissants, aux exactions des hommes politiques ou aux patrons qui s’en « mettent plein les poches »… Tout ce qui pourrait être interprété par certains comme du populisme recèle ici une fonction sociale. C’est une expérience utile pour retrouver une place acceptable à ses propres yeux, permettant également de créer autour de soi des discussions partagées.

Plus concrètement, au quotidien, comment utilise-t-on ces informations ?

VINCENT GOULET. Il y a des usages publics et des usages intimes ou familiaux. J’ai remarqué que dans les espaces publics, il y avait finalement assez peu de gens qui parlaient des informations. Les gens discutent peu en général, au pied des tours comme sur les lieux de travail. Les salariés m’avouaient qu’ils parlent souvent de sport, « mais on ne va pas trop parler politique parce que ça risque de tourner au vinaigre », disaient-ils. Cet usage public est plutôt réservé aux habitants de la cité qui se trouvent là depuis longtemps et se retrouvent autour d’un animateur de conversation, un « leader d’opinion », qui aime bien utiliser des éléments d’actualité pour avoir une place centrale dans le groupe. C’est lui qui met en forme l’opinion commune, qui va déterminer les termes acceptables, et c’est comme ça que les quartiers gardent aussi une couleur politique. Le cas que j’ai étudié, c’est une ville socialiste depuis longtemps. Pour ceux qui ont pignon sur rue, il est naturel de voter socialiste. Du coup, dans de tels lieux, il devient difficile d’afficher un vote Le Pen ou de dire ouvertement que l’on est raciste… Parce que ces leaders d’opinion ont le monopole de la parole légitime dans ces microespaces que sont les cités, la dalle, la boulangerie. Ce qui confirme que l’opinion d’une partie des gens est assez plastique et configurationnelle. Pour résumer, beaucoup de gens n’ont pas d’usage public de l’information. J’ai peu observé de discussions politiques en dehors de la présidentielle de 2007, un peu plus de discussions à caractère économique, à condition que celles-ci soient liées à des situations très concrètes comme le pouvoir d’achat ou la retraite…

Vous parliez d’un usage plus « intime » de l’information…

VINCENT GOULET. En effet, curieusement, c’est dans l’espace familial qu’il y a un usage intensif de l’information alors que l’on pourrait penser que les enjeux de citoyenneté sont moindres. Il y a souvent dans les milieux populaires un visionnage collectif, pendant le dîner, du journal télévisé. L’un des aspects les plus remarquablesest l’extrême attention accordée aux faits divers, et en particulier à tout ce qui touche aux enfants, qu’il s’agisse de pédophilie, de meurtre ou d’enlèvement. Bien sûr, le sujet est sensible dans toutes les strates sociales mais il y a un usage vraiment cathartique de ce type d’informations dans les milieux populaires. Il faut comprendre que, pour des parents confrontés à d’innombrables difficultés sociales, la seule manière de donner sens à leur vie passe par les enfants. Et si les enfants sont touchés, menacés, en gros, sont empêchés de réussir et donc de justifier l’existence des parents, c’est une véritable catastrophe. Il y a une énorme attente et une grande sensibilité à l’égard des enfants dans les milieux populaires.

Plus généralement, selon vous, l’information médiatique infl uence-telle les choix électoraux des citoyens ?

VINCENT GOULET. Le travail que j’ai fait montre bien que l’on ne peut pas raisonner en termes d’effets des médias sur le comportement électoral, en tout cas pas d’effets directs. Ce qui apparaît, et c’est plutôt marxiste, c’est que les positions politiques dépendent d’abord des conditions d’existence et des rapports sociaux. On va plutôt aller chercher le discours qui correspond le mieux à sa vision du monde, laquelle dépend de sa position dans la structure sociale et des valeurs dominantes dans son milieu. Et on ne voit jamais quelqu’un changer d’avis et passer de gauche à droite parce qu’il a été convaincu soit par un journaliste, soit par un homme politique à la radio… Personne ne se dira en ouvrant l’Huma par exemple : « Tiens j’étais communiste et je ne le savais pas ! » Les transformations sont très lentes et passent d’abord par les conditions de vie matérielles.

De ce point de vue, l’effet des médias serait nul alors ?

VINCENT GOULET. Non, mais cela se joue ailleurs. Car le discours médiatique, les émissions et les journaux offrent des espaces de parole et de reconnaissance. Et s’il n’y a que des discours entrepreneuriaux, des discours ultralibéraux, des discours sociauxdémocrates version light, s’il n’y a pas une offre qui mette en mots le monde social, l’idéologie qui correspond à ce qui est vécu dans les milieux populaires, les défavorisés ne vont pas l’inventer tout seuls, ils vont devoir se couler dans les moules existants.

Vous avez notamment étudié l’émission les Grandes Gueules sur RMC…

VINCENT GOULET. Oui, l’émission marche bien. Bien que marquée à droite, elle attire de nombreux auditeurs de gauche qui s’y reconnaissent. Parce qu’on semble y dire les choses franchement, parce que l’on peut changer d’avis, il y a une tolérance à ce niveau que les auditeurs aiment bien… Et particulièrement dans les milieux populaires, où l’on retrouve cet attachement à la liberté d’expression, au droit de se tromper. Tolérance qui existe beaucoup moins dans les classes moyennes ou petitesbourgeoises, où l’on est beaucoup plus sensible au politiquement correct. Le dispositif d’énonciation des problèmes publics qu’on trouve dans l’émission fonctionne bien parce qu’il y a un côté polémique, on intervient beaucoup… C’est assez proche de l’ethos populaire. En revanche, le cadrage idéologique est très proche du pôle libéral et entrepreneurial. C’est à la fois un horizon d’attente d’une partie du public de l’émission, les artisans commerçants, auquel s’ajoutent les opinions du patron de RMC, qui a des intérêts de droite et une façon d’analyser la société qui tentent de s’imposer à tous ceux qui « veulent s’en sortir ». Selon cet ensemble de facteurs, la chaîne va choisir ses thèmes, choisir ses intervenants, choisir ses polémiques, qui nous amènent presque toujours sur le pôle de la responsabilité individuelle, du patron qui « se bat seul contre le fisc pour donner du boulot aux pauvres gens », etc. C’est précisément là que l’idéologie entre de manière clandestine.

 Cette volonté d’imposer un « cadre idéologique » est présente dans tous les médias. On a souvent le sentiment d’assister à des débats superfi ciels, de fausses polémiques…

VINCENT GOULET. C’est tout le problème de la diversité dans les médias. Sur le débat de la réforme des retraites, par exemple, on a entendu pratiquement qu’un son de cloche. Mais se pose un autre problème qui concerne les catégories du sens commun. On nous dit : « Il faut travailler plus longtemps, puisqu’on vit plus longtemps. » L’argument est très efficace à l’instar de celui qui veut que l’on stoppe l’immigration parce qu’il y a du chômage. C’est faux mais les autres explications sont plus complexes, il faut interroger le partage des richesses, les gains en productivité… C’est d’autant plus difficile qu’aujourd’hui le flux d’informations est de moins en moins relié aux pratiques militantes et politiques.

Il y a néanmoins une presse engagée qui offre une autre version des problématiques sociales et politiques…

VINCENT GOULET. Oui, mais elle est très peu lue dans les milieux populaires. À l’inverse d’une émission comme les Grandes Gueules, qui ouvre un espace ludique, la presse engagée est extrêmement sérieuse, très austère. Or il faut bien comprendre que dans les milieux défavorisés, le ton un peu prescripteur, pédagogique et moraliste qu’emploie la presse engagée renvoie mécaniquement à une blessure : celle de l’échec scolaire. Et l’on n’a pas envie de se faire faire la leçon et de savoir si l’on aura une bonne note ou non à la fin. Cela dit, il est très intéressant d’aller y chercher sur tel ou tel aspect une information différente, mais comme objet du quotidien il y manque à l’évidence un aspect divertissant.

Dans votre ouvrage vous reprenez l’expression selon laquelle « plus qu’il ne parle, le peuple est parlé ». Que voulez-vous dire ?

VINCENT GOULET. Hors les leaders d’opinion que j’évoquais plus tôt, il est à l’évidence plus difficile pour quelqu’un situé au bas de l’échelle sociale, qui a peu de ressources culturelles, de prendre la parole et d’avoir un discours tenable devant une contradiction que pour quelqu’un de plus aisé. Dans mes entretiens, j’ai vraiment senti souvent un manque du mot, une souffrance du manque du mot. L’idée qui venait n’arrivait pas toujours à s’exprimer, d’où l’embarras : « Je ne sais plus comment on dit », ou « Je n’arrive pas à dire le mot »… Et cette situation était vécue comme une humiliation. Remarquez que beaucoup de pratiques populaires sont des pratiques silencieuses, du bricolage à la pêche à la ligne, en passant par le jardinage… Il y a donc un accès plus difficile à l’expression, et qui fait souffrir. Quant à l’expression médiatique, elle est normalement confiée à des leaders syndicaux ou associatifs, qui sont tenus d’avoir un langage de plus en plus technique, et le discours s’éloigne de celui de la base. Parfois, la rue écrit l’histoire par ses révoltes ou ses émeutes mais très vite elle est dépossédée du sens qu’elle donne à ses actions par ceux qui sont les porte-plumes officiels des dominants. Les milieux populaires ne peuvent pas parler directement, il faut que leur parole soit mise en forme. En revanche, ils peuvent se reconnaître dans certains types de paroles. Selon moi, le rôle du sociologue, de l’homme politique ou du journaliste est de produire une parole cohérente, articulée, qui puisse aller chercher des raisons de croire et d’espérer pour que les gens, avec leurs analyses, comprennent ce qui leur arrive et puisse choisir des solutions viables et crédibles. ENTRETIEN RÉALISÉ PAR 

NÉCESSAIRES INFORMATIONS

Résultat d’une enquête de deux ans dans la banlieue bordelaise, Médias et classes populaires, de Vincent Goulet (INA Éditions), se lit comme « une contribution à la connaissance des classes populaires contemporaines et à leurs formes spécifi ques de compétences politiques ». L’auteur fait également une immersion dans la presse radio en décryptant l’émission les Grandes Gueules sur RMC pour mieux rendre compte de « la mise en forme du rapport populaire au politique ». Au-delà de la formation d’une opinion, les informations permettent également de gérer son angoisse face aux aléas de la précarité, trouver sa place dans la hiérarchie sociale, rendre supportable sa condition de dominé, gérer sa vie familiale et amicale, ou encore transmettre des valeurs et une vision du monde à ses enfants, explique le sociologue.

Entretien réalisé par Frédéric Durand publié par l'Humanité

19:00 Publié dans Eclairage, Entretien | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vincent goulet, médias, classes populaires | |  del.icio.us |  Imprimer | | Digg! Digg |  Facebook | |