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12/06/2016

Les télécoms avalent la presse. Qui les arrêtera ?

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Depuis un mois, l’opérateur SFR accélère un rapprochement avec les médias qu’il détient. Une stratégie qui pose la question de l’avenir de l’information en France, sans que grand monde s’en préoccupe.

France, 2020. Les abonnés SFR peuvent consulter Libération, L’Express ou BFM quand ils le souhaitent. Tous les articles sont à portée de clics. Ceux du Monde, de L’Obs et de Télérama sont compris dans les forfaits de Free, sous l’impulsion de Xavier Niel (copropriétaire de L’Obs, dont fait partie Rue89). Quant aux abonnés Orange, ils ont le droit de consulter en illimité le dernier média en vogue, dont vous et moi ignorons encore le nom.

Voilà à quoi pourrait bientôt ressembler le paysage médiatique français. C’est en tout cas ce que croit Patrick Drahi, ancien Numericable nouvellement SFR, dixième fortune du pays, qui lançait ce 8 juin devant des sénateurs :

« J’ai trouvé un modèle économique pour l’ensemble de la presse et je pense que je serai suivi par beaucoup de gens. »

Sa stratégie ? Offrir les titres qu’il possède à ses abonnés. Avec son offre SFR Presse, Patrick Drahi relance un modèle que l’on pensait enterré avec les années 2000 et les échecs de Vivendi et AOL : la convergence entre les activités de télécommunications et des médias. Ce qui pose pas mal de questions :

  • Les médias vont-ils se retrouver de plus en plus dépendants de vendeurs de tuyaux Internet ?
  • La diffusion de l’information va-t-elle être déterminée par la seule nature des forfaits Internet ?
  • Et les nouveaux médias, condamnés à quémander une place dans l’offre d’un opérateur pour continuer à exister ?

« Aucune raison d’aller voir ailleurs ! »

Il y a tout juste un mois, SFR, le deuxième opérateur français, a donc offert à ses quelques 18 millions d’abonnés un accès gratuit à 17 journaux et magazines. Libération et les titres du groupe L’Express (dont L’Expansion, l’Etudiant ou 01.net), acquis en 2015 par la maison-mère de l’opérateur, Altice – avant d’être gobé directement par SFR.

Malgré l’arrêt de la gratuité il y a quelques jours, SFR Presse sera de toute façon compris dans la majorité des forfaits.

Facturé certes, mais sans que l’abonné ne sente passer la douloureuse, grâce à une remise et un habile montage fiscal susceptible de rapporter 350 millions d’euros à l’opérateur, estimait il y a quelques jours Europe 1.

Les militants d’un Internet libre et ouvert considèrent que SFR porte ainsi atteinte au choix des internautes. Et qu’il faudrait freiner les ambitions de l’opérateur.

Mais ils sont les premiers à reconnaître qu’ils sont bien seuls à prêcher dans le désert. Agnès de Cornulier, du collectif français La Quadrature du Net, se désole :

« Le consommateur voit, et c’est normal, son intérêt immédiat. Il ne voit pas l’enfermement de fait, commercial et technique. Ce que propose SFR, c’est un enfermement terrible : tu n’as aucune raison d’aller voir ailleurs ! »

« On est vraiment démunis »

Patrick Abate approuve. Le sénateur communiste de la Moselle est le seul, avec son collègue Jean-Pierre Bosino, à s’être inquiété du problème au Parlement. Pour lui, pas de doute, la stratégie de SFR est une « atteinte extraordinaire à la neutralité d’Internet ».

Avec son groupe, il a tenté d’ouvrir le débat au Sénat, en profitant d’une proposition de loi socialiste visant à « renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias ». Mais ça n’a rien donné :

« Il n’y a rien de plus pour la presse dans ce texte. »

« Je ne dis pas qu’il y a le feu », nous précise-t-il, prudent, dans l’un des salons du Palais du Luxembourg, « mais on risque de laisser s’installer des choses qui ne sont pas bonnes. Il faut tirer la sonnette d’alarme. »

En séance le 26 dernier, Patrick Abate tentait une comparaison :

« C’est un peu comme si les fameux relais H [rebaptisés Relay en 2001, ndlr] ne mettaient à disposition du public que les magazines ou les livres édités par le groupe Hachette, comme si l’on ne trouvait dans les kiosques tenus par Jean-Claude Decaux que des journaux liés, d’une manière ou d’une autre, à ce dernier. Pour le coup, c’est absolument inadmissible ! »

Pour lui, l’une des solutions passe par le dépoussiérage des règles de concentration dans la presse. Un système qui dépend de textes de 1986. Une éternité à l’échelle d’Internet.

Mais ses tentatives d’amendement en ce sens sont restées lettre morte. Sa demande de rapport, rejetée.

« Sur la concentration, ça n’a pas du tout bougé. On est vraiment démunis. »

Le sénateur appelle donc « chacun à prendre ses responsabilités. » A commencer par l’Arcep.

Des offres « examinées au cas par cas »

Aussi improbable que cela puisse paraître, le gendarme des postes et des télécommunications est sur le point d’avoir des moyens concrets pour apporter quelques garanties à l’info et à sa diffusion.

Quand vous interrogez ses membres sur le sujet, il faut sortir les rames. Non pas qu’ils ne s’y intéressent pas. Mais la presse, la liberté d’expression, tout ça, ce n’est pas leur fonds de commerce. Eux s’occupent des tuyaux, et non du contenu. Et encore moins d’un contenu sensible comme la presse.

En route vers Bruxelles, où l’Arcep et ses homologues européens se sont donnés rendez-vous le 6 juin, Sébastien Soriano, à la tête de l’institution depuis 2015, m’arrête tout de suite :

« Il ne faut pas faire de plans sur la comète. »

Pourtant, il ne ferme pas complètement la porte. Si des offres comme SFR Presse ne sont « pas interdites en tant que telles », reste qu’elles seront « examinées au cas par cas », ajoute-t-il avant de préciser qu’il avisera aussi en fonction des plaintes qui lui remonteront sur le sujet.

Ces plaintes, des lecteurs, des médias, des distributeurs de presse, des associations, des concurrents de SFR... Bref, un peu qui voudra pourra les adresser à l’Arcep, en profitant de la fenêtre de tir que vient d’ouvrir un texte de l’Europe sur l’encadrement d’Internet.

« L’effet sur la liberté d’expression »

Le règlement de novembre 2015 permet, en effet, aux autorités comme l’Arcep de cadrer d’un peu plus près les pratiques des fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Ils n’ont pas non plus la possibilité de faire n’importe quoi avec leurs offres commerciales. Et ça, c’est la grande nouveauté, qui a précisément occupé une grande partie de la réunion du 6 juin, à Bruxelles.

Ce lundi, l’Arcep et ses homologues ont expliqué leur compréhension des nouvelles règles s’appliquant au Net européen (soumises à consultation jusqu’au 18 juillet).

Dans le lot, un certain point 43, qu’on croirait adressé à monsieur Drahi. Il liste les critères qui seront étudiés pour avaliser une offre. Parmi eux :

  • La position sur le marché du FAI en question, ainsi que celle du fournisseur de contenu.
  • L’effet sur « la variété et la diversité des contenus » effectivement accessibles afin de voir si elles sont « réduites en pratique ».
  • L’effet réel sur l’abonné : est-il « incité » à aller sur une application en particulier ?
  • L’effet sur la concurrence : est-elle « matériellement découragée » d’entrer sur le marché, ou forcer de le quitter ?
  • L’effet sur l’innovation, en tentant de savoir « si c’est le FAI qui choisit des gagnants et des perdants ».
  • Les alternatives possibles.
  • Et le meilleur pour la fin :

« L’effet sur la liberté d’expression et le pluralisme des médias. »

Spécificité française

N’empêche, malgré cet outillage, l’Arcep reste prudente. Et ses potes européennes, plus frileuses encore : à les en croire, SFR presse est aujourd’hui une spécificité française. 

A l’issue de la réunion, Thomas Lohninger, militant autrichien au sein de l’Initiative für Netzfreiheit qui a été consulté sur ce dossier, s’emporte :

« Ce n’est pas seulement la presse mais le pluralisme des médias ! L’égalité d’accès à l’information ! C’est pour ça qu’il faut se battre pour avoir des règles générales et non du cas par cas ! Les autorités ne sont pas courageuses, elles ne décideront pas seules. »

Les alliés se font rares

Quand bien même elle le souhaiterait, l’Arcep ne s’engagera pas dans une bataille qui croise intérêts économiques énormes et écosystème médiatique en syncope sans un soutien de poids. Mais les alliés se font rares.

La DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes), également tenue par l’Europe de faire respecter l’ouverture d’Internet, dit « ne disposer d’aucun élément sur ce sujet ». 

Quant à l’autorité de la concurrence, qui a autorisé en 2015 le rachat de Libération et du groupe L’Express par Altice, elle indique ne pouvoir « donner des informations sur une éventuelle saisine en cours » sur le sujet. Mais se dit « très vigilante sur les engagements de Numericable. »

Du côté des ministères, le sonogramme est tout aussi désespérément plat. Malgré nos sollicitations répétées depuis plus d’un mois, la Culture n’a jamais répondu a nos questions. Même chose du côté du ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, que l’on disait pourtant en charge du dossier concentration en 2014.

Le seul frémissement, léger, vient du côté d’Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat au numérique, dont le cabinet fait savoir qu’elle suit « la question avec attention ». Ajoutant, prudent :

« Mais il est prématuré de tirer des conclusions concernant le dossier Altice. »

Pour le sénateur Abate, le désintérêt des politiques est d’autant plus absurde que la stratégie de SFR pose, en plus du reste, la question des aides publiques à la presse, qui alimentent désormais de fait les montages fiscaux de l’opérateur.

Impossible à désactiver

Chez Altice, on poursuit la stratégie du Blitzkrieg  : avancer, au plus vite. SFR a ainsi annoncé dès son lancement que son offre serait totalement ouverte. Côté contenu, à d’autres titres de presse, ne lui appartenant pas ; côté tuyaux, à d’autres opérateurs. Histoire d’anticiper les retours de bâton de l’autorité de la concurrence, qui a déjà fait savoir qu’elle n’appréciait que modérément les contrats d’exclusivité. Et de contrer l’idée qu’un préjudice est ici fait à la diversité du Net français.

Reste que, contrairement aux abonnés SFR, la clientèle de la concurrence devra effectivement débourser 19,90 euros pour accéder à l’application média des opérateurs – une possibilité qui, au passage, n’est toujours pas activée. Et il est vrai que les utilisateurs de SFR pourront toujours consulter d’autres médias via une recherche sur Google. Mais qui, vu l’appétence actuelle pour la presse, prendra la peine d’aller voir ailleurs ?

Sans compter que pour certains clients mobiles, l’application SFR presse est impossible à désinstaller, rapportait il y a quelques jours le site Next Inpact. Et l’offre, impossible à désactiver. On revient à l’idée de départ : une incitation, si ce n’est un enfermement, dans un contenu restreint.

« 12 millions de personnes »

Du côté des rédactions, on moufte peu ou pas trop fort. A l’image de Laurent Joffrin, certains voient la proximité avec SFR comme une opportunité. La promesse d’un modèle économique.

La Société des journalistes et du personnel de Libération s’est dit vigilante quant « aux conséquences de ce rapprochement » avec SFR. Pointe le « risque » de « devenir dépendant d’un diffuseur numérique, d’autant plus qu’il s’agit de [l’] actionnaire majoritaire ».

A L’Express, la Société des journalistes (SDJ) a demandé à rouvrir une clause de cession après le rachat de SFR. Mais les actionnaires n’ayant pas changé entre la fille SFR et la mère Altice, cette requête a peu de chances d’aboutir.

Au Sénat, Patrick Drahi se réjouit :

« Les titres qui sont disponibles sur l’application SFR sont visibles par 12 millions de personnes. Ça ne veut pas dire que 12 millions de personnes les regardent tous les matins, mais des centaines de milliers les regardent tous les matins, quand ils n’étaient que quelques milliers il y a trois, quatre mois. »

« Motif de conflit social »

Pendant ce temps-là, dans les rédactions, la convergence se renforce. Ce 7 juin, SFR lançait ainsi un portail d’information, SFR News. Qui reprend, sans renvoyer aux titres, des articles de L’Express, 01 Net ou BFM – SFR possède également 49% du groupe de BFM et RMC, NextradioTV. Le portail propose aussi du contenu inédit.

Des journalistes viennent même d’être embauchés pour l’occasion au sein de BFM et L’Express. Libé, pour le moment, n’est pas concerné. Cette demande serait de toute façon « un motif de conflit social », estime un journaliste, qui dit :

« On n’est pas là pour développer la marque SFR. On est là pour développer la marque Libération. »

Sources Rue 89

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10/06/2016

«Aujourd’hui ce sont les milliardaires qui vous informent»

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La concentration des médias bat son plein dans le monde et en France. La finance et les grands industriels du CAC 40 investissent dans la presse, dans l’audiovisuel et dans les télécoms. Comment faire vivre un journal comme l’Humanité dans cet univers ?

Peut-il encore exister des journaux indépendants des pouvoirs financiers ? Ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est avant tout une question politique. Aujourd’hui, des titres comme l’Humanité, la Croix, le Monde diplomatique, Politis, ou encore la Marseillaise (…), indépendants des entreprises du CAC 40, doivent démultiplier des trésors d’imagination pour vivre. Paradoxe, les quotidiens qui perçoivent le plus d’aides à la presse sont aussi ceux qui sont adossés aux milliardaires de ce pays.

Le phénomène est global. Tous les continents sont touchés par la concentration des médias. En quelques années, de nouveaux acteurs, souvent de l’Internet et des télécoms, de riches industriels sont venus bouleverser l’univers médiatique et mettre la main sur l’information mondiale. Dans son dernier rapport, Reporters sans frontières (RSF), qui estime que la concentration des médias n’a jamais été aussi forte dans le monde, relève qu’aux États-Unis, 6 groupes (GE, News Corp, Disney, Viacom, Time Warner, CBS) possèdent 90 % des médias. Ils étaient une cinquantaine de « compagnies » en 1983. Comment ne pas penser que cette mainmise sur la diffusion culturelle menace le pluralisme et d’indépendance de l’information ? Dans l’ouvrage 100 Photos pour la liberté de la presse, photographies de Sebastiao Salgado, tout juste en vente, Reporters sans frontières, sous le titre « Les oligarques font leur shopping », pointe les fortunes qui, en Inde ou en Chine, en Russie ou aux États-Unis, ont acheté à tour des bras et de façon boulimique des moyens d’information.

Seuls les quotidiens la Croix et l’Humanité sont indépendants

En France aussi, selon ce rapport, une poignée de milliardaires contrôle 90 % des médias. De nouveaux acteurs, aux stratégies d’acquisition très agressives, ont fait leur apparition comme Vincent Bolloré, Xavier Niel ou Patrick Drahi. 57e fortune mondiale, 3e française, Drahi pèse plus de 20 milliards d’euros. Le chiffre d’affaires du groupe Altice, qu’il a fondé, représentait, en 2014, 13,5 milliards d’euros. À la tête du câblo-opérateur Numericable, l’homme d’affaires a acquis l’opérateur SFR, mis sur le marché par Vivendi, multiplié les rachats dans le câble, la téléphonie mobile et l’Internet. Et le groupe, par l’intermédiaire de sa filiale Altice Media Group, est devenu l’un des principaux acteurs financiers du marché de la presse et des médias. L’Express, l’Expansion, Libération… une vingtaine de magazines sont passés sous sa coupe. BFMTV, RMC, du groupe NextRadio, suivent le chemin qui mène à Drahi, lequel poursuit ses emplettes à coups de réduction des coûts et de plans sociaux, tout en s’endettant (40 à 45 milliards d’euros). Le résident suisse possède la chaîne d’information israélienne i24news, basée à Tel-Aviv, dont le patron des rédactions est aujourd’hui Paul Amar, ancien journaliste de la télé française.

« Aujourd’hui, en France, avance Michel Diard, journaliste, docteur en sciences de l’information et de la communication, cinq des sept quotidiens nationaux sont la propriété de quatre des dix plus grandes fortunes du pays : la première (Bernard Arnault) contrôle les Échos et le Parisien, la cinquième (Serge Dassault), le Figaro, la sixième (Patrick Drahi), Libération, la dixième (Didier Niel), le Monde ; seuls la Croix et l’Humanité sont indépendants des milieux industriels et financiers. Le constat ne s’arrête pas aux quotidiens nationaux ; l’audiovisuel privé (chaînes de télévision et de radio), la presse magazine et la presse spécialisée sont contrôlés par des conglomérats industriels ; la presse régionale est, elle, sous l’étroite dépendance des banques, le Crédit mutuel et le Crédit agricole essentiellement. »

Les faits de censure et d’autocensure se multiplient

Depuis le rachat du Figaro par l’avionneur Serge Dassault en 2004, puis, en 2007, des Échos par le leader du luxe Bernard Arnault, on a changé d’époque. Arnault rachète Investir, le Monde de la musique, Radio Classique, puis, plus récemment, le Parisien-Aujourd’hui en France au groupe Amaury. Un trio d’actionnaires – Pierre Bergé, Xavier Niel et Matthieu Pigasse – va, lui aussi, faire parler de lui en investissant 110 millions d’euros dans le rachat du Monde. Niel, le fondateur de Free, et Pigasse, codirecteur de la banque Lazard et propriétaire des Inrockuptibles, se joignent au milliardaire Pierre Bergé pour acquérir le Monde, qui a déjà mis la main sur les publications de la Vie catholique (Télérama, la Vie). Le Monde acquiert avec sa nouvelle équipe le Nouvel Observateur, devenu depuis l’Obs, ainsi que Rue89.

Les plus grands magazines français, l’Express, l’Obs, le Point, Paris Match, appartiennent tous à des milliardaires, dont certains vivent de commandes de l’État et sont proches des pouvoirs. Parmi eux, Vincent Bolloré, l’homme qui a prêté son yacht, le Paloma, à Nicolas Sarkozy juste après l’élection présidentielle de 2007. Bolloré est aujourd’hui à la tête d’un groupe diversifié qui fait aussi bien dans la voiture électrique, le commerce en Afrique ou dans les médias. Vincent Bolloré est devenu le premier actionnaire de Vivendi, en a pris la présidence du conseil de surveillance, avec elle celle de Canal Plus. Dès sont arrivée, il ne s’est pas privé de mettre son nez dans les programmes et a renouvelé quasiment toutes les directions. Les Guignols sont passés en crypté, avant une mort prochaine. Des têtes tombent ou vont tomber, comme celle de Patrick Menais, le M. Zapping, coupable d’avoir passé des extraits d’une enquête sur l’évasion fiscale du Crédit mutuel, diffusée sur France3 après avoir été interdite sur Canal Plus. Le magazine Spécial Investigation voit également nombre de ses sujets retoqués. Aujourd’hui, comme le dit Michel Diard, ex-secrétaire général du SNJ-CGT, ce sont « les milliardaires (qui) vous informent ».

Pourquoi une telle concentration ? On se souvient qu’en son temps, Nicolas Sarkozy avait souhaité, en 2008, à la suite des états généraux de la presse écrite, la constitution de « champions nationaux », pour faire face aux géants mondiaux de l’Internet, les fameux Gafa – Google, Apple, Facebook et Amazon –, dont le profit est la priorité et le formatage des esprits, une règle commerciale.

Dans ce contexte, les temps sont durs pour une presse écrite fragilisée par les bouleversements numériques et plus encore pour celle qui porte les alternatives au libéralisme. Les faits de censure et d’autocensure se multiplient à mesure que les médias se concentrent entre quelques portefeuilles. La bataille du secret des affaires, du secret des sources bat son plein pour y résister. La Commission européenne va étudier une directive liberticide sur le secret des affaires. Si elle avait été en vigueur, le scandale fiscal planétaire dit Panama Papers ne serait jamais sorti. Car la stratégie des grands financiers d’avaler tous les groupes de presse est claire : faire taire le contre-pouvoir à rengaine libérale « Il n’y a pas d’alternative ». Nous voulons croire que si.

Claude Baudry l'Humanité

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15/02/2015

Automatisation: Yahoo! Québec licencie ses journalistes

yahoo.jpgEvidemment, c’est par un simple email que la douzaine de journalistes de Yahoo! Québec a appris la nouvelle.

Ce site d’informations francophone au Canada qui attire 1,4 millions de lecteurs chaque mois ne ferme pas, mais sera désormais quasi-intégralement automatisé. « Nous n’avons plus besoin de vos services. […] Merci pour vos contributions passées et bonne chance pour l’avenir » ont reçu les journalistes permanents et pigistes du site cette semaine dans leur boite professionnelle.


Le site de Yahoo! Québec sera donc automatisé. C'est-à-dire que l’agrégation du contenu, sa hiérarchie sur la page d'accueil du site et la mise en ligne des articles pourra être faite sans directe intervention humaine. Les rubriques actualités, divertissement, sport et économie seront vidés de leurs effectifs. Seule l’équipe commerciale n’est pour l’heure pas touchée, il faut bien vendre de la publicité. C’est une étape supplémentaire vers une automatisation de la presse.

Journalistes-robots et Google rédacteur en chef

Depuis quelques années, plusieurs titres de presse chargent des robots de rédiger des articles. Ces intelligences artificielles sont capables de traiter et rédiger en temps réel des résultats sportifs ou financiers, et sont même capables d’écrire « à la manière de », en reprenant les expressions favorites et les tournures de phrases des journalistes dont ils s’inspirent. D’un point de vue productivité, l’investissement est vite rentable. Une agence américaine propose des articles rédigés par des robots à la pige : 500 mots (3000 signes) pondus instantanément pour 10 dollars. C’est plus de 10 fois moins cher qu’un journaliste. Evidemment, ces robots ne traitent que des informations officielles dont on les nourrit, et sont bien incapables de remettre en perspective leurs données ou d'émettre des réserves ou démentis.

Des médias prestigieux comme le Los Angeles Times se mettent aux articles écrits par des robots et les dépêches économiques d’AP sont automatisées. L’agence de presse américaine entend ainsi passer de 300 à 4400 brèves économiques et financières publiées par mois, les « journalistes » ne serviront qu’à vérifier que les robots ne se trompent pas.
Autre écueil pour une partie de la presse en ligne, y compris pour des sites d’informations français, c’est Google, et dans une moindre mesure Twitter, qui déterminent les sujets à traiter plutôt qu’un rédacteur en chef. Les journalistes, quand ils ne sont pas déjà automatisés doivent écrire le plus vite possible, ou agréger du contenu, sur les « sujets chauds du moment », c'est-à-dire ce que les gens tapent dans les moteurs.

Pas de technophobie. Evidemment, les algorithmes apportent beaucoup aux métiers de la presse. Avec aujourd’hui 98 % de la production d’information humaine française qui est numérisée, les algorithmes permettent de naviguer plus facilement dans ces immenses quantités de données, d’aller chercher rapidement l’information et de vérifier les faits. En ces temps d’hyperréactivité, la vitesse de traitement et d’exécution des robots peut se révéler un atout incontournable.

Pierric Marissal
Vendredi, 13 Février, 2015
Humanite.fr

18/07/2014

Offensive israélienne contre Gaza : les partis pris du traitement médiatique

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Depuis le 8 juillet 2014, une offensive militaire israélienne est en cours contre la bande de Gaza. Au moment où nous écrivons, plus de 240 Palestiniens sont morts sous les bombes israéliennes, tandis qu’un Israélien a été tué par un tir de roquette.

Ces événements donnent lieu à une large couverture médiatique, et nous ne prétendons pas fournir ici un article traitant de manière exhaustive de cette couverture. Dans la presse écrite comme à la radio et à la télévision, certains journalistes font au mieux leur travail et produisent, comme nous le rappellerons parfois, exemples à l’appui, une information de qualité.


Force est toutefois de constater que le traitement médiatique dominant de cette nouvelle séquence du conflit opposant Israël aux Palestiniens demeure prisonnier de bien des travers que nous avons déjà eu l’occasion d’identifier. Il existe ainsi un « bruit médiatique » largement critiquable, qui ne résume pas l’ensemble du travail journalistique mais qui malheureusement l’étouffe ou le fait quasiment disparaître. C’est à ce bruit médiatique et à la tonalité générale qu’il donne à la couverture des événements que nous nous intéresserons ici, en nous concentrant notamment sur les titres de presse écrite et leurs sites internet, tout en allant également parfois chercher des exemples du côté des télévisions.


Nous l’avions déjà souligné dans un précédent article traitant de l’information concernant le Proche-Orient : l’un des principaux biais du traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens est l’injonction permanente à un traitement « équilibré ». Or cette recherche d’un improbable « équilibre » entre Israël et les Palestiniens, quels que soient les intentions des uns ou des autres, conduit nécessairement à la production d’une information biaisée, incomplète, dépolitisée et, volontairement ou non, orientée.

Une information biaisée

Le biais principal, qui en conditionne bien d’autres, consiste à traiter sur un pied d’égalité, d’une part, un État doté d’institutions stables, d’une économie moderne et comparable à celle des pays occidentaux, d’une armée parmi les plus puissantes et les plus équipées au monde et, d’autre part, un peuple qui ne possède ni État, ni économie viable, ni armée régulière. Ce pseudo-équilibre entretient l’illusion d’un « conflit » entre deux entités qui seraient quasi-équivalentes, alors que ce n’est évidemment pas le cas.

Information biaisée car traiter sur un pied d’égalité un État qui, au regard du droit international, est une puissance occupante – et est régulièrement condamnée comme telle – et un peuple en lutte depuis des décennies pour la satisfaction de ses droits nationaux – consacrés par les résolutions de l’ONU – entretient l’illusion d’un « conflit » entre deux « parties » dont la légitimité, du point de vue du droit, serait quasi-équivalente, alors que ce n’est évidemment pas le cas.

On en arrive ainsi à placer sur un pied d’égalité « Israël » et « Palestine » (parfois « Gaza », ou « le Hamas », nous y reviendrons »), et à oublier totalement le déséquilibre des forces et des légitimités :

Ou encore, dans cet éditorial du directeur délégué de la rédaction de L’Express, Christian Makarian, sobrement titré : « Israël-Palestine : l’enracinement de la haine » : « On mesure à quel point le naufrage des négociations israélo-palestiniennes aboutit à une absence dramatique de perspective : cela donne toute latitude aux énervés du "contre", tandis que les tenants du "pour" n’ont plus de parole. Lorsque la rhétorique du dialogue disparaît, les ultras de chaque bord transgressent toute logique de vie commune et renvoient les dirigeants respectifs à leur impuissance ».

Plus grave encore, l’information est biaisée car, à vouloir à tout prix maintenir un traitement « équilibré », on se concentre quasi-exclusivement sur les éléments et événements dont on peut trouver, ou construire, un équivalent dans chacun des deux « camps ». On se focalise donc sur les « tirs » des uns et des autres, sur les « dommages » provoqués par les tirs, sur la « panique » ou la « terreur » des populations civiles, en essayant d’entretenir l’illusion d’une équivalence de situation qui passe parfois par des constructions rhétoriques absurdes, voire révoltantes. En témoignent ces différents titres, qui ont tous été publiés alors que, à l’exception des trois jeunes Israéliens assassinés en Cisjordanie, seuls des Palestiniens de Gaza avaient été tués depuis le déclenchement de l’offensive israélienne [1] :

Et il est quasiment impossible de compter les reportages télévisés, notamment dans les JT, qui tentent de démontrer que « les deux populations » vivraient dans des situations équivalentes, à l’instar de celui proposé par le 20h de France 2 du 16 juillet, dont le lancement par le présentateur Julian Bugier est un modèle du genre : « Les bombes continuent de pleuvoir des deux côtés et au milieu, les populations civiles, familles, enfants, ce sont eux les premières victimes. Alors comment vivent-elles le conflit, à quoi ressemble leur quotidien ? Nos équipes sont allées sur le terrain, à leur rencontre, à Shuja’Iyya dans la bande de Gaza et à Nir Am, côté israélien. Seulement 8 kilomètres entre les deux villes mais la même peur et la même angoisse ».

On vous le dit : « les mêmes ».

 

Une information incomplète

Le deuxième biais du traitement du conflit opposant Israël aux Palestiniens est lui aussi le produit de l’injonction permanente à l’équilibre : à vouloir traiter de manière symétrique les situations respectives des Palestiniens et d’Israël, on est conduit à oublier, ou à occulter des informations essentielles, sous prétexte qu’elles n’ont pas d’équivalent dans « l’autre camp ». Comme nous l’écrivions il y a deux ans, « un tel traitement médiatique occulte presque totalement ce qui est pourtant l’essentiel de la vie quotidienne des Palestiniens et l’un des nœuds du conflit : l’occupation civile (colonies) et militaire (armée) des territoires palestiniens. Les camps militaires israéliens et les colonies n’ont pas d’équivalent en Israël, pas plus que les centaines de checkpoints qui morcellent les territoires palestiniens, le mur érigé par Israël, les réquisitions de terres et les expulsions, les campagnes d’arrestations, les attaques menées par les colons, les périodes de couvre-feu, les routes interdites sur critère national, etc ».

Dans le cas présent, on relèvera notamment le silence assourdissant concernant le blocus de Gaza, officiellement en cours depuis 2007, et sur la perpétuation de l’occupation et de la colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem. Divers titres de presses et « experts » s’entêtent ainsi à vouloir identifier le « moment déclencheur » d’une « nouvelle crise » et, à de rares exceptions près, chacun semble considérer que c’est la disparition et la mort de trois jeunes Israéliens à proximité d’une colonie de Cisjordanie qui permettraient à elles seules de comprendre les ressorts de « l’affrontement » actuel. Comme si, soudain, un coup de tonnerre avait éclaté dans un ciel serein…

Premier exemple, les « infographies » qui prétendent expliquer en « quelques dates » ou « quelques faits », la tragédie actuelle, à l’instar de celle publiée le 8 juillet sur le site de Métro :

« Six dates », donc… Arrêtons-nous sur les trois premières :

Tout aurait donc commencé, le 12 juin, avec la disparition des trois jeunes Israéliens. Ne s’était-il donc rien passé avant ? La situation était-elle « calme » ? C’est ce que cette « chronologie » laisse entendre. Alors qu’évidemment, non. De la grève de la faim des prisonniers palestiniens (avril-juin 2014) à la mort de deux jeunes Palestiniens, tués par l’armée israélienne devant des caméras le 15 mai dernier, lors d’un rassemblement commémorant, comme chaque année, l’expulsion des Palestiniens en 1948, en passant par l’appel d’offre d’Israël, le 5 juin, pour la construction de 1500 logements dans les colonies , les « dates » sont nombreuses. Mais il était sans doute compliqué de les intégrer à la « chronologie », car ces trois événements auraient rappelé que le conflit entre Israël et les Palestiniens a des racines profondes, mais aussi et surtout de tels rappels auraient peut-être imposé de parler des colonies israéliennes, des réfugiés palestiniens et des prisonniers politiques. Or ceux-ci n’ont pas d’équivalent du côté israélien. Il aurait donc fallu rompre avec la logique de l’« équilibre » qui caractérise ces chronologies mutilées.

La deuxième date proposée (le 30 juin, date de la découverte des corps des 3 jeunes Israéliens en Cisjordanie) est elle aussi parlante, non pour ce qu’elle dit mais pour ce qu’elle ne dit pas. Si l’on en croit la chronologie, il ne se serait en effet rien passé de significatif entre le 12 et le 30 juin. Et pourtant, durant cette période, ce sont quatre jeunes Palestiniens qui sont morts sous les balles israéliennes, et plus de 600 Palestiniens, dont 11 députés (parmi lesquels le président du Parlement), qui ont été arrêtés lors d’une vaste opération de l’armée israélienne en Cisjordanie. Pourquoi ne pas le mentionner ? Un simple oubli ou une occultation destinée à éviter de parler d’un sujet sans équivalent possible dans l’autre camp (une campagne massive d’arrestations), qui aurait risqué de rompre le schéma préconçu (mort-représailles-mort-représailles) qui guide cette chronologie sélective ? La réponse est dans la question…

Un exemple exemplaire de l’occultation d’une partie significative, pour ne pas dire essentielle, de la réalité, qui décontextualise totalement les événements en cours et sous-entend que ces derniers se seraient produits dans une période sans « violence » et sans « tension », comme on pourrait également le déduire de la présentation de la « chronologie » proposée par le site francetvinfo : « Va-t-on vers un nouveau conflit ouvert entre Israël et la Palestine, et une occupation de la bande de Gaza ? C’est la crainte des observateurs de la région après la vague de violences et de tensions qui a débuté le 12 juin avec le meurtre de 3 jeunes Israéliens. Mardi 8 juillet, de nouvelles frappes israéliennes ont fait un mort palestinien dans la bande de Gaza. L’armée israélienne se dit prête à toutes les options, y compris une offensive terrestre ».

Ni l’occupation et la colonisation de la Cisjordanie, ni la répression permanente que subissent les Palestiniens, ni le blocus de Gaza ne semblent retenir l’attention des « observateurs ». Et pourtant, les informations sont ou devraient être connues de tous puisqu’elles sont largement disponibles. Qui plus est, de longues pages ou de longues minutes ne sont pas nécessaires pour les mentionner. En témoigne, exemple malheureusement trop rare, un article publié par Benjamin Barthe dans Le Monde, qui rappelle, en quelques lignes, que « l’occupation de la bande de Gaza, contrairement à ce qu’affirme Israël, n’a pas pris fin avec le départ du dernier de ses soldats, le 11 septembre 2005. Comme le rappelle opportunément l’ONG israélienne Gisha sur son site Internet, l’Etat hébreu continue de contrôler des pans entiers de la vie des Gazaouis : le registre d’état civil, les eaux territoriales, l’espace aérien et l’unique terminal commercial. (…) De cet état de fait, la plupart des experts en droit international ont conclu que la bande de Gaza est toujours sous occupation. C’est la position officielle des Nations unies. Un tel statut requiert de l’occupant qu’il assure le « bien-être » de la population occupée. Mais à ces obligations, Israël s’est constamment soustrait. Grâce au renfort de l’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, farouchement hostile au Hamas, et à l’apathie de la communauté internationale, le bouclage de Gaza s’est même aggravé. Selon le bureau des statistiques palestinien, le taux de chômage pour les jeunes de 15 à 29 ans y a atteint 58 % durant le premier semestre de cette année. 70 % de la population dépend des distributions d’aide humanitaire pour sa survie ».

Ce contexte, chacun en conviendra, éclaire sous un autre jour les récents « événements » (entre autres les discussions autour des conditions d’une « trêve », nous y reviendrons) et permet d’éviter les fâcheuses conséquences, en ce qui concerne la qualité de l’information, de l’improbable équilibrisme. Un moyen aussi d’éviter le troisième écueil de l’injonction à la symétrie : la dépolitisation du conflit opposant Israël aux Palestiniens, que nous avions caractérisée dans l’article déjà cité plus haut comme le « syndrome de Tom et Jerry ».

 

Une information dépolitisée

Nous écrivions alors : « Tom et Jerry, célèbres personnages de dessins animés, sont en conflit permanent. Ils se courent après, se donnent des coups, construisent des pièges, se tirent parfois dessus et, quand ils semblent se réconcilier, ils sont en réalité en train d’élaborer de nouveaux subterfuges pour faire souffrir l’adversaire. Le spectateur rit de bon cœur, mais il reste dans l’ignorance : il ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive ».

Dans le traitement médiatique dominant, Israël et les Palestiniens ressemblent, à bien des égards, à Tom et Jerry, accumulant les « attaques », les « ripostes » et autres « représailles », sans que l’on sache trop pourquoi. La couverture se focalise sur l’enchaînement des événements « spectaculaires », sans questionner et expliciter les causes profondes ou les dynamiques à long ou moyen terme. L’information est ainsi décontextualisée, déshistoricisée et dépolitisée. On évoque ainsi, à la une du Monde (voir plus haut), une « guerre sans fin » (et donc sans cause ?). Autre version avec Libération, où l’on apprend que tout ceci ne serait qu’une histoire de vengeance :

Jean Guisnel, dans un éditorial du Télégramme publié le 12 juillet , assume qu’il est vain d’essayer d’y comprendre quoi que ce soit : « Dans cet effroyable cycle de la provocation et de la répression, la question n’est même plus de savoir qui a allumé la mèche. Que trois jeunes Israéliens soient assassinés froidement, c’est abominable. Qu’un jeune Palestinien soit, en rétorsion, contraint d’avaler de l’essence à laquelle ses ravisseurs, en kippa, ont mis le feu, cela dépasse l’entendement ! À ce niveau de haine, les deux peuples acteurs de cette guerre sans fin n’ont besoin que de dialogue et de calme ».

Est-il venu à l’esprit de l’éditorialiste du Télégramme (et de nombre de ses confrères qui tiennent peu ou prou les mêmes propos), que si la solution résidait simplement dans le « dialogue et le calme », il y aurait bien longtemps que le conflit entre Israël et les Palestiniens serait résolu ? Ne pense-t-il pas qu’il existe des causes profondes et que les appels au « calme » et au « dialogue », quand bien même ils seraient sincères et généreux, n’auront de sens que si l’on s’attaque aux racines du conflit, à savoir l’occupation et la colonisation de la Palestine, sans quoi ils seront vains ? Jean Guisnel et ses confrères croient-ils réellement que « les violences » sont irrationnelles et qu’il suffit de dire « stop » pour qu’elles cessent ? Peut-être ne le croient-ils pas, mais c’est en tout cas ce qu’ils laissent entendre à leurs lecteurs, ce qui est, au mieux, de l’incompétence et, au pire, de la malhonnêteté.

Certains vont même encore plus loin dans la dépolitisation en y ajoutant une dose de mépris qui n’aide pas, lui non plus, le lecteur. Ainsi en va-t-il de ce courageux éditorialiste anonyme du Monde qui, le 10 juillet, « explique » : « Le gouvernement de Benjamin Nétanyahou promet de maintenir son opération tant que des roquettes seront tirées sur Israël ; le Hamas jure qu’il y aura des tirs tant que Gaza est bombardée par Israël… Si l’affaire n’était pas aussi grave, on parlerait de stratégie de cour de récréation ». « Une stratégie de cour de récréation ». Une fois de plus, Tom et Jerry ne sont pas loin.

Et on s’épargnera de commenter ce titre trouvé sur le site de BFMTV, symptôme de la dépolitisation du conflit entre Israël et les Palestiniens et de l’indécence de certains médias :

Le mot indécence étant peut-être faible lorsque l’on sait que deux jours plus tard, c’est ce titre que l’on découvrait sur le même site internet :

Misère….

 

Une information orientée

Information biaisée, information incomplète, information dépolitisée… autant de travers caractéristiques du bruit médiatique dominant, qui conduisent finalement nombre de journalistes et de médias à adopter, au nom souvent de la prétendue recherche d’un « équilibre » et d’une bienveillante « neutralité », une posture résolument orientée du côté du récit israélien. Il ne s’agit pas de dire ici que « les médias » ou « les journalistes » seraient « pro-Israël », ni même d’affirmer que cette posture partisane serait consciente ou volontaire pour la majorité d’entre eux. Il s’agit bien d’affirmer que les travers identifiés ci-dessus conduisent, naturellement, à favoriser Israël dans le traitement médiatique.

Exemple typique avec le traitement dominant de la vraie-fausse « trêve » du 15 juillet, sur proposition égyptienne. Les titres ont été d’une infinie variété :

Signalons cette amusante variante proposée par Ouest-France :

En résumé, chacun aura compris que « le Hamas » a « refusé » la « trêve » alors qu’Israël l’avait « acceptée ». Questions : quelles étaient les conditions de la trêve ? Pourquoi le Hamas l’a-t-il refusée ? Pour la plupart des articles dont nous venons de citer les titres, les explications sont plutôt… laconiques. Sur les conditions de la trêve, à peu près rien. Sur les raisons du refus du Hamas, à peu près pas grand chose.

Ainsi, sur le site MyTF1.news : « Au neuvième jour du conflit qui l’oppose à Israël, le mouvement palestinien a, sans surprise, opposé une fin de non-recevoir à un éventuel cessez-le-feu. Sur le terrain, les raids israéliens s’intensifient. Comme mardi, le Hamas a de nouveau officiellement informé l’Egypte mercredi qu’il rejetait sa proposition de cessez-le-feu dans la bande de Gaza. Cette décision, sans surprise, implique la poursuite du conflit entre Israël et le mouvement islamiste ». C’est tout ? C’est tout.

Notons toutefois qu’une dépêche AFP publiée dans la journée du 15 juillet, et de laquelle semble s’être inspirés la plupart des sites d’information, précise un peu les choses : « Le Hamas exige l’arrêt des bombardements, la fin du blocus de Gaza en place depuis 2006, l’ouverture du poste-frontalier de Rafah avec l’Egypte et la libération des prisonniers arrêtés de nouveau après avoir été relâchés dans le cadre de l’accord d’échange du soldat israélien Gilad Shalit en 2011 ».

Dont acte ? Ou pas. Et nous touchons ici aux conséquences du traitement biaisé, incomplet et dépolitisé que nous évoquions plus haut. Que viennent soudain faire le blocus de Gaza et la libération des prisonniers dans cette affaire ? Ne s’agissait-il pas juste d’échanges de tirs et d’une « escalade meurtrière » qui avait débuté le 12 juin avec la disparition des 3 jeunes Israéliens ? Les exigences du Hamas, lorsqu’elles sont (succinctement) exposées, apparaissent comme étant hors de propos, eu égard au récit et au bruit médiatique dominants, et surtout personne ne prend le soin de réellement les expliciter, à l’exception de quelques articles comme celui publié par Pierre Puchot sur Mediapart, qui fournit des éléments de contextualisation et des explications permettant d’aller au-delà de l’idée d’un « refus de la trêve » par le Hamas et de comprendre les raisons qui ont poussé le Hamas à rejeter « cette » trêve.

Dans cette affaire, le Hamas apparaît donc comme celui qui refuse d’arrêter les combats, tandis qu’Israël, que l’on fait apparaître (volontairement ou non) comme étant de « bonne volonté », en sort grandi.

Autre exemple de ce parti pris qui est avant tout, rappelons-le, une conséquence ou un « dommage collatéral » des travers identifiés ci-dessus, le glissement sémantique qui s’opère lorsqu’il s’agit de nommer les acteurs des événements en cours. Si l’on tient compte de l’ensemble des coordonnées de la situation, l’offensive israélienne contre la bande de Gaza est un épisode violent du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Ce conflit existe en Cisjordanie, à Jérusalem, à Gaza et en Israël même, comme l’ont par exemple récemment montré les épisodes violents qui ont suivi la disparition des trois jeunes Israéliens et, a fortiori, la découverte de leurs corps.

Mais dans le cas qui nous préoccupe, et probablement en raison des mécanismes de dépolitisation, l’offensive israélienne contre Gaza est devenue, souvent, une guerre Israël-Gaza, visiblement déconnectée du conflit « global » qui oppose Israël aux Palestiniens.

Parfois même, l’offensive israélienne contre Gaza est devenue un affrontement Israël-Hamas :

La réduction d’un conflit global entre Israël et les Palestiniens à un affrontement entre « Israël » et « Gaza » est déjà problématique en soi. Si demain l’Italie bombardait la Corse, parlerait-on d’un affrontement entre l’Italie et la Corse ou d’un affrontement entre l’Italie et la France ? Cette réduction accompagne en réalité, consciemment ou non, la rhétorique et la politique israéliennes visant à séparer le sort de Gaza de celui de la Cisjordanie et des Palestiniens d’Israël. Il ne s’agit donc pas d’une simple erreur d’appréciation ou d’un mauvais choix dans les termes, mais bel et bien d’un accompagnement des positions israéliennes.

Le glissement consistant à parler d’un affrontement entre « Israël » et « Hamas » est encore plus critiquable. En premier lieu, parce que le Hamas n’est pas la seule force politique présente à Gaza, loin de là, et qu’il n’est pas le seul à avoir, ces derniers jours, lancé des roquettes vers Israël. En deuxième lieu, parce que le Hamas, et ce quelles que soient les critiques que l’on peut formuler à l’égard de sa stratégie ou de ses positions et projets politiques, est le parti qui a obtenu la majorité des suffrages lors des dernières élections législatives, et ne peut en aucun cas être considéré comme un groupe isolé du reste de la population palestinienne. Enfin, la rhétorique du « conflit Israël-Hamas » occulte un pan essentiel de la réalité : le conflit n’oppose pas Israël et le Hamas, un groupe politique avec ses orientations et ses pratiques, mais Israël et les Palestiniens, un peuple avec ses droits nationaux.

 

***

Que ce soit lors de l’épisode de la première « trêve » ou lorsque l’on s’intéresse à la qualification de l’offensive en cours, on se rend donc compte que les biais et travers médiatiques liés à la volonté revendiquée de traiter de manière « équilibrée » une situation asymétrique débouchent sur une occultation des tenants et aboutissants réels du conflit, assimilable à une malinformation, voire une désinformation. À force de vouloir simplifier à outrance, on gomme en effet les causes profondes du conflit, on « évite » toutes les informations qui pourraient renvoyer à ces causes profondes et on fournit, à l’arrivée, une information qui n’en est pas une et qui n’offre aucune clé de compréhension au lecteur, au téléspectateur ou à l’auditeur.

Le bruit médiatique général donne en réalité à lire, à entendre ou à voir une « guerre sans fin », au sein de laquelle les torts seraient partagés, les populations civiles victimes des mêmes politiques, et les « extrémistes » responsables de tous les maux. Le déséquilibre des forces et des légitimités est largement étouffé au nom d’une prétendue « neutralité » se manifestant par la revendication d’un traitement « équilibré » qui, dans une situation telle que celle du conflit opposant Israël aux Palestiniens, conduit à un accompagnement, voire une légitimation du récit israélien.

On en oublierait presque en effet que Jérusalem, la Cisjordanie et Gaza sont, selon la légalité internationale, sous occupation, que les colonies israéliennes s’étendent chaque jour un peu plus, que plus de 5 000 prisonniers politiques sont détenus par Israël, que plusieurs millions de réfugiés palestiniens vivent toujours dans des camps et que le peuple palestinien continue de revendiquer ses droits, consacrés par la légalité internationale. Ne serait-il pas de la responsabilité des médias de nous en informer, y compris et notamment lors des épisodes comme celui de l’offensive israélienne contre Gaza ?

Julien Salingue pour Acrimed

PS : Ce texte a été rédigé avant le début de l’offensive terrestre engagée par l’armée israélienne dans la nuit du 17 au 18 juillet, dont le traitement médiatique semble malheureusement confirmer les tendances décrites dans cet article.